Contribution

Pour l’École républicaine : retrouver la force de l’institution (Charles Coutel)

Charles Coutel, universitaire, professeur émérite en philosophie du droit, essayiste, vice-président du Comité Laïcité République. 9 avril 2024

Notre ami Charles Coutel, vice-président du CLR et membre de la commission Ecole et République, présidée par Philippe Guittet, a, en 2018, rédigé un texte sur le devenir de l’Ecole républicaine. Cette contribution doit être lue dans le contexte de 2018 mais l’auteur y justifie déjà la nécessité d’une réinstitution de l’Ecole républicaine, comme Gilbert Abergel l’a encore redit lors de la dernière cérémonie (2023) du Prix de la Laïcité. Certaines des propositions de ce texte sont reprises par l’actuelle ministre de l’Education nationale.
Le CLR entend contribuer au débat sur ces questions essentielles (note du CLR).

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Comment nous comporter quand une institution comme l’École républicaine semble en crise ? Écoutons, pour commencer à répondre, le regretté Jacques Muglioni : « Une république vaut exactement ce que vaut son école. » ; mais aussi Camille Desmoulins : « Les républiques vivent de s’améliorer. ». En effet, il est nécessaire de questionner l’École républicaine à la lumière de son propre avenir, non pour nous faire peur, mais pour nous mobiliser et construire.

Cependant, le réel historique et politique semble se venger car ce lien avec l’avenir peut s’obscurcir, et ce, pour deux raisons : on peut avoir du mal à définir l’avenir mais on peut aussi méconnaître la mission de l’école dans une république. Heureusement Montesquieu, Condorcet et Tocqueville, que Jean Zay ne pouvait ignorer, peuvent nous aider sur ces deux points. C’est d’abord Tocqueville qui, dans De la Démocratie en Amérique, nous prévient que l’homme démocratique, soucieux de son seul intérêt à court terme, peut méconnaître l’avenir ; Tocqueville note : « Pour l’homme démocratique, le présent grandit ; il cache l’avenir qui s’efface, et les hommes ne veulent songer qu’au lendemain. ».

Montesquieu, dans L’Esprit des lois précise que : « C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. ». Pourquoi ? L’explication est simple : pour donner sens à la vertu politique, qui caractérise une république, il nous faut en permanence articuler intérêt particulier et défense de l’intérêt public à travers l’amour des lois, de la patrie et de l’égalité. La Révolution française en déduira une théorie et une pratique de l’instruction publique, notamment avec Condorcet.

Mais on aboutit à un paradoxe : alors que l’éducation du futur citoyen est au centre du régime républicain, l’homme démocratique moderne a une difficulté croissante à en prendre conscience. On mesure le rôle historique de l’humanisme républicain pour surmonter ce paradoxe.

C’est pourquoi mon propos se distribue en trois temps :

1) mettre en perspective la difficulté que nous avons à nous représenter l’avenir de l’École républicaine ;

2) repérer les six sophismes du pédagogisme contemporain ;

3) avancer quelques remarques prospectives pour contribuer à une nécessaire réinstitution de l’École républicaine.

L’actuel ministre de l’Éducation nationale a annoncé, il y a un an, qu’il ne procéderait à aucune réforme ; dont acte ! Peut-être entendait-il par là retrouver ce que Montesquieu, lecteur de Tite-Live et de Salluste, nomme la force de l’institution. Résistant à la tentation du réformisme précipité, le ministre se donnerait le moyen de reprendre la tradition républicaine. Sans doute faut-il renonçer à la réformer, pour rendre possible la réinstitution de l’École républicaine. Cette décision est essentielle car elle nous permet d’envisager l’avenir comme un devenir. Le devenir, c’est l’avenir conscient de notre responsabilité devant la Nation et la République.

I. Une mise en perspective et quelques défis

On doit à la philosophie des Lumières une méthodologie nous permettant d’échapper à deux tentations : l’optimisme béat et le pessimisme volontiers paresseux. Dans ces deux cas, le défi que représente l’avenir n’est pas pensé, car on se le représente comme une simple amplification du présent. On ne songe guère à améliorer les choses. Les Lumières françaises défendent, elles, une approche mélioriste du monde. Ce méliorisme est ainsi formulé par Condorcet : « Qu’importe que tout soit bien, pourvu que nous fassions en sorte que tout soit mieux qu’il n’était avant nous » ( Œuvres complètes, Arago, tome iv, p. 225). Combinant Montesquieu et Camille Desmoulins, Condorcet résume ainsi sa théorie de l’école : « On enseigne, dans les écoles primaires, ce qui est nécessaire à chaque individu pour se conduire lui-même et jouir de la plénitude de ses droits » (Rapport sur l’instruction publique, édition 1989, p. 88). Reliant le travail législatif de la jeune Révolution aux progrès futurs des Lumières, il précise : « Même sous la constitution la plus libre, un peuple ignorant est esclave ». Il combine ainsi deux affirmations que la tradition républicaine reprend à son compte, notamment grâce à Ferdinand Buisson : il est de l’intérêt de la vérité d’être recherchée par le plus grand nombre possible d’esprits libres, et l’on peut ainsi accepter de présenter tout vœu majoritaire comme une figure provisoire du vrai. Il est donc vital que le peuple soit de mieux en mieux instruit et cultivé. L’avenir de l’École républicaine rend possible un devenir mélioriste de la République. C’est pourquoi les programmes de l’École républicaine seront établis par une instance scientifique non gouvernementale, précise Condorcet.

Mais Condorcet ne se contente pas d’indiquer un idéal, il nous indique comment le réaliser dans l’avenir. Il prévient que toute institution, fût-elle républicaine, peut devenir l’ombre d’elle-même si elle oublie ses principes constitutifs mais surtout si elle oublie les erreurs et les sophismes qu’il lui fallu surmonter pour être elle-même. Condorcet précise que l’avenir n’est mobilisateur que s’il parvient à penser ensemble le souci du devenir et la mémoire du provenir. Dans le Tableau historique, il insiste : « Nous exposerons l’origine, nous tracerons l’histoire des erreurs générales qui ont plus ou moins retardé la marche de la raison et ainsi nous dresserons “le tableau de nos espérances”. ».

« Espérance » n’est pas ici une attente vaine mais bien le résultat de l’analyse des erreurs et des sophismes qui brouillent les esprits et les décisions. Dans son Manuel d’arithmétique, rédigé dans la clandestinité, Condorcet demande aux instituteurs de passer beaucoup de temps à corriger les erreurs des élèves et à s’en souvenir pour améliorer les leçons futures.

L’avenir de l’École républicaine ne devient devenir que s’il est remémoratif, voire autocritique. Mais la complexité de notre situation présente implique sans doute que le méliorisme de Condorcet soit complété par deux nouveaux efforts philosophiques. Un premier effort revient à compliquer notre rapport à la recherche de la vérité : complétons une vérité prospective par une vérité remémorative. Mais quand on combine ces deux régimes de vérité et qu’on les applique au devenir de l’École républicaine, une réinstitution de l’École républicaine devient possible.

Mais il nous faut encore aller plus loin avec Péguy qui, dès 1902, dénonçait les méfaits d’une approche adaptative et moderniste de l’école. Sous couvert de modernisation, certaines réformes entendaient diminuer le rôle des humanités classiques et de la culture humaniste dans l’École républicaine. Avec Péguy, sachons redire que l’enfant est d’abord membre de l’humanité ; avec cette affirmation, le rôle de l’école n’est plus d’adapter mais d’émanciper. Comment comprendre autrement ces lignes de Péguy qui concluent son texte intitulé De Jean Coste : « Il ne faut pas que l’instituteur soit dans la commune le représentant du gouvernement, il convient qu’il y soit le représentant de l’humanité […] Il est le seul et l’inestimable représentant des poètes et des artistes, des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent l’humanité. Il doit assurer la représentation de la culture. » (Œuvres complètes, Pléiade, I, p. 1057). Pour Péguy, l’avenir devient devenir, quand on redit que l’école ne peut émanciper chaque élève qu’en lui redisant qu’il est membre de l’humanité et non d’abord membre d’une communauté, d’un quartier ou d’un milieu socioculturel. L’école émancipe quand elle révèle à un esprit qu’il est capable de penser par lui-même.

Ce message de Péguy repose sur deux autres analyses critiques que l’on néglige. Deux processus peuvent, en effet, entraver cette prise de conscience humaniste et universaliste :

1) le processus orléaniste, par lequel un régime politique installé peut vouloir durer en appauvrissant dans le peuple le rapport au passé et à la richesse des mots hérités. Ce processus, correspondant à la prise de pouvoir par une branche cadette, vise à faire oublier les conditions historiques de ce processus même. Péguy le déplore en 1913 en parlant d’un orléanisme de la république ;

2) le processus sociologiste, par lequel l’avenir scolaire des enfants serait en quelque sorte prévisible à partir des conditions socioéconomiques présentes des parents. Dès 1897, Péguy critique fermement l’usage des statistiques chez Durkheim [2].

Dès lors, il sera de plus en plus dans l’air du temps de vouloir faire de l’école une simple préparation adaptative à la société marchande fondée sur le donnant-donnant. Péguy va même jusqu’à dire qu’il y a une certaine entente entre sociologisme et orléanisme dans les plus hautes sphères de l’État. Une république orléaniste demandera donc à l’école de s’orléaniser à son tour et sera volontiers sociologue et pédagogue. Conséquence épistémologique : tous les concepts pédagogiques se feront volontiers sociologues, notamment dans la formation des maîtres, imposant à tous un fatalisme statistique. Ce fatalisme statistique alimentera une vision pessimiste de l’avenir. Prenons un seul exemple : de 2002 à 2012, les classes dites très favorisées ont inscrit massivement leurs enfants dans l’enseignement dit privé (de 18 %, on serait passé à 30 %) ; grande est, dès lors, la tentation de prédire 40 % en 2022 ! Mais attention, ce fatalisme finit par produire ce qu’il croit constater, contribuant à la crise de l’École républicaine, mais c’est ne pas compter avec la grandeur de la tradition de l’École républicaine et le dévouement des maîtres et des acteurs officiels de l’école. On comprend la crise du recrutement dès lors que règne ce fatalisme statistique. Mais pour cela, il faut vouloir au plus haut niveau rompre avec le pédagogisme sociologiste et orléaniste et les six sophismes qui le nourrissent depuis quarante ans.

II. Les six sophismes du pédagogisme sociologiste et orléaniste

Le processus de rupture de l’école républicaine avec elle-même peut être daté par le début de la réforme Haby, 1975, de l’aveu même de Valéry Giscard d’Estaing dans un entretien au Figaro du 16 février 2016. Pour l’ancien président de la République, il s’agissait surtout « de rendre impossible un nouveau mai 68 ». On supprima, de fait, « nationale » dans Éducation nationale. Sous couvert de modernisation, on en appela à une communauté éducative, ouverte aux humanités modernes (sic). L’idéal humaniste d’émancipation n’est même pas mentionné. Cette réforme Haby, intitulée « Pour une modernisation du système éducatif », s’accompagna d’au moins trois autres mesures fragilisant l’unité et l’indivisibilité de la République : le non-apprentissage du français lors du regroupement des populations immigrées, une décentralisation volontiers confondue avec la déconcentration et enfin l’appel à un financement privé de la dette publique.

Dans ce dispositif orléaniste, il devenait essentiel que l’école instruise de moins en moins et méconnaisse le paradoxe de l’ignorant : moins j’ai de mots à ma disposition et moins je m’en rends compte, je prends conscience de mon ignorance seulement lorsque je commence à m’instruire. CQFD : un nouveau mai 68 devenait impossible ; un nouvel orléanisme triomphait.

Mais le prix à payer fut énorme : le récit humaniste, national et républicain s’interrompit et l’esprit de grandeur s’étiola. Depuis les années 1970, notamment dans la formation des maîtres, six sophismes se développèrent [3]. Tous ces sophismes vont toujours dans le même sens : destituer l’École républicaine et cacher une injustice dont les élèves des milieux modestes pâtissent toujours.

Il s’agissait de pactiser avec l’ignorance.

1) le sophisme sociologiste, qui revient, avec force statistiques à l’appui, à prédire l’avenir d’un élève à partir du constat des conditions socioéconomiques présentes des parents. Or, n’est-ce pas négliger la puissance émancipatrice que recèle l’École républicaine ?

2) le sophisme qui revient à étirer les apprentissages élémentaires dans la mesure même où le temps scolaire se serait allongé.

3) le sophisme qui revient à dire que les programmes scolaires sont toujours trop chargés. C’est confondre l’accumulation sans ordre d’informations dispersées et le déploiement de l’ordre encyclopédique des éléments au sein des disciplines scolaires et des programmes nationaux. C’est surtout oublier que les savoirs élémentaires sont l’alphabet de l’émancipation. Enseignés et compris par chacun et tous, les savoirs élémentaires créent une république des esprits libres où l’on aimera débattre. Quand l’école républicaine est élémentaire et laïque, le fanatisme recule, car chacun pourra faire de ses convictions, fussent-elles religieuses, des objets d’étude à ses propres yeux. Ainsi, la République répondra, par l’instruction publique, non fanatiquement au fanatisme.

4) le sophisme technologiste qui revient à affirmer qu’une machine peut nous apprendre quelque chose. Or, un élève renseigné est-il pour autant un élève enseigné ?

5) le sophisme affirmant que les élèves pourraient s’enseigner les uns les autres, le professeur devenant « une personne ressource ». Or, un professeur n’informe pas seulement, il instruit, élève et cultive.

6) le dernier sophisme est très délicat à formuler car logé dans les représentations convictionnelles de beaucoup d’acteurs. Il revient à valoriser une bienveillance qui épanouirait les élèves, en lieu et place d’une juste indulgence qui émancipe. La bienveillance, pleine de bons sentiments, s’applique à une intention de « bien faire », tandis que l’indulgence s’applique, elle, à un travail effectivement produit et évaluable. Sachons retenir la belle formule d’Alain : « Bercer n’est pas instruire ». Méfions-nous de ce retour du vocabulaire religieux dans le vocabulaire républicain ; le pédagogisme serait-il devenu le nouvel arôme spirituel de l’école orléanisée ? Mais en rester là nous ferait passer pour un grincheux de plus. Un dernier effort de propositions mélioristes est donc requis, si l’on veut contribuer à penser et à construire l’avenir de l’école républicaine comme un devenir réinstituant et intégrateur.

III Quelques propositions pour le devenir de l’école républicaine

Ayant précisé les finalités propres de l’École républicaine définie comme lieu d’émancipation par l’instruction et la culture, puis ayant repéré les sophismes qui en brouillent la représentation, tentons d’indiquer quelques chantiers humanistes.

1) Réaffirmer l’exigence d’élémentarité de l’enseignement scolaire organisé en disciplines précises et reconnues au sein de programmes nationaux et annuels.

2) Réaffirmer l’unité et le caractère national de la formation des maîtres. Comment unifier, dès la rentrée prochaine, le tronc commun des ESPE ? Ne doit-on pas changer la place du concours afin de mieux articuler le master et le concours de recrutement ? Pourquoi ne pas instituer des Écoles normales supérieures régionales (ENSR) qui auraient le statut juridique d’antennes des actuelles ENS. Pour les professeurs des écoles, on y entrerait après un concours passé en 3e année de licence sur un programme national faisant une grande place à la maîtrise de la langue française, aux mathématiques de base et à l’attachement aux principes et valeurs de la République.

3) Faire de la maîtrise de la langue française, à la fin des études primaires, une véritable cause nationale.

4) Rompre avec le sociologisme actuellement hégémonique qui, par le biais des statistiques, impose aux élèves un déterminisme scolaire et une orientation parfois trop contrainte et trop souvent au service d’une employabilité à courte vue et d’une véritable « assignation à résidence ».

5) Refonder l’élitisme républicain et le système des bourses au mérite qui en était la meilleure expression.

6) Mettre à leur juste place les machines à informer et à communiquer.

7) Réaffirmer la place éminente de la culture humaniste et des humanités classiques. Par elles, chaque élève apprend à être l’auteur et l’artiste de sa propre liberté éclairée.

Pour cela, retrouvons l’élan républicain d’un Jules Ferry, Jean Macé, Ferdinand Buisson et Jean Zay.
Ainsi, l’avenir de l’École républicaine peut être éclairé par l’idée mobilisatrice de son propre devenir, défini comme réinstitution continue. L’École républicaine offre à chaque élève, de toute provenance et sur un même pied d’égalité, la possibilité émancipatrice de se construire à la fois une patrie civique, littéraire, esthétique et humaine, au service de la République, de la France et de l’Humanité.

Charles Coutel

[1Ce texte résume une intervention lors du colloque consacré à l’avenir de l’École républicaine dans le cadre de la Journée Jean Zay du 16 mai 2018 à Paris.

[2Sur la prise de pouvoir de la sociologie dans l’Université française au début du XXe siècle, on lira avec profit le livre de Jean-Pierre Rioux, La France de 1900, Tallandier, 2012

[3Nous avons longuement analysé ces différents sophismes dans deux publications : Que vive l’école républicaine !, entretien avec Philippe Petit, Textuel, 1999 et Pourquoi apprendre ?, Pleins feux, 2001.



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