Contribution

Laïcité des cimetières : il faut protéger la liberté de conscience et respecter les lois de la République (G. Chevrier)

par Guylain Chevrier, docteur en histoire, enseignant et formateur en travail social, vice-président du Comité Laïcité République. 11 juillet 2022

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Marcel Girardin, ancien conseiller municipal (SE) de Voglans (Savoie), a décidé de saisir la justice pour contester une circulaire du 19 février 2008, qui traite de la police des funérailles et des cimetières [1]. L’ex-élu explique qu’« à l’occasion d’un article sur l’inhumation d’un réfugié syrien, en 2018, dans le carré musulman du cimetière de Chambéry », il a découvert ladite circulaire qui selon lui, relève d’une « vision religieuse ségrégationniste et discriminatoire (…) porte atteinte aux principes essentiels de neutralité laïque et d’égalité devant la loi que prône la République française ».

La ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot-Marie, s’était adressée par cette circulaire dans ces termes aux préfets : « Pour répondre favorablement aux familles souhaitant que leurs défunts reposent auprès de coreligionnaires, je vous demande d’encourager les maires à favoriser, en fonction des demandes, l’existence d’espaces regroupant les défunts de même confession, en prenant soin de respecter le principe de neutralité des parties communes du cimetière ainsi que le principe de liberté de croyance individuelle. ». Quand dans ces espaces, un proche ne partageant pas la confession du défunt souhaite néanmoins se faire inhumer avec lui, il est demandé de ne pas apposer sur sa sépulture « un signe ou emblème religieux qui dénaturerait l’espace ».

Autrement dit, on fait plier sa liberté de conscience sous une exigence confessionnelle collective. On parle ici d’un « accommodement raisonnable ». D’aucuns veulent y voir une action qui favorise l’intégration des familles issues de l’immigration. Jeudi 16 juin, le tribunal administratif de Paris a ainsi saisi le Conseil d’État qui doit statuer sur une requête en annulation de deux chapitres incriminés de ladite circulaire. On attend donc sa décision.

Un peu d’histoire pour se remettre les idées à l’endroit

Tous les cimetières français sont de confession religieuse (catholique, protestant, juif) avant la Révolution française de 1789. Mais les préoccupations de salubrité publique amènent à déposséder les Églises de leur autorité sur les cimetières. Dès 1804, un cadre juridique impose leur caractère communal. Ce monopole instaure alors le principe d’égalité face à la mort, avec la possibilité d’une inhumation selon le rite funéraire religieux de son choix.

Dans le large mouvement de laïcisation de l’Etat et de la société civile de la fin du XIXe siècle, la loi laïque et républicaine du 14 novembre 1881 [2] revient sur les anciennes dispositions pour interdire la création de « carrés confessionnels », puisque selon le législateur "l’espace confessionnel ne devait pas être isolé des autres parties du cimetière par une séparation matérielle de quelque nature qu’elle soit…". Elle précise même que les cimetières doivent être des espaces « interconfessionnels », laïques et neutres. Autrement dit, chacun peut individuellement obtenir de poser sur sa sépulture un signe d’appartenance convictionnel, mais pas de parties spécifiques y donnant un pouvoir de contrôle aux Églises. La création ou l’agrandissement des cimetières confessionnels construits avant 1881 est interdit.

Enfin, l’art. 28 de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905 a affirmé le principe de neutralité des parties publiques des cimetières, en interdisant d’« élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ».

Certains attaquent l’action de l’ex-élu, en raison de ses prises de position critiques envers les revendications communautaires à caractère religieux, particulièrement, venues de l’islam. On ne saurait contester pourtant ici, que la question posée par celui-ci est, en droit, parfaitement recevable. Car la loi a bien été fragilisée par des circulaires établissant envers elle un « compromis » contraire [3]. Deux circulaires de 1975 et 1991 ont ainsi incité les maires à créer des emplacements religieux spécifiques, celle du 19 février 2008 en cause les prolongeant dans le même sens. On a ainsi inauguré un régime dérogatoire aux inhumations de personnes de confessions musulmanes, israélites, voire d’une autre religion, par "une subtile distinction entre les regroupements de droit des sépultures confessionnelles, naturellement prohibées, et les regroupements de fait, dont l’initiative revient aux maires" [4]. On a laissé l’air de rien, s’installer une situation de fait, qui à présent nous dépasse.

Laïcité « ouverte » ou respect de la liberté de conscience et de la loi ?

Peut-on laisser s’engager plus avant la société française dans la voie d’une laïcité dite « ouverte » où les droits des communautés religieuses puissent prendre le pas sur des principes généraux du droit ? Car, n’en doutons pas, aller dans ce sens c’est favoriser des revendications de tous les cultes contre le caractère laïque des cimetières et donc, contre la liberté de conscience. Ainsi, doit-on céder à la pression de règles coutumières faisant pression communautaire, ou considérer qu’il faut y résister ? L’enjeu est que jusque dans la tombe, nous puissions faire une seule société, celle d’individus de droit et non de communautés.

Le débat porte essentiellement sur les carrés musulmans, qui se sont multipliés, alors que différents courants et représentants religieux ne cessent d’en réclamer plus. Didier Leschi, chef du bureau central des cultes au moment de la rédaction de la circulaire, la défend [5] : « L’inhumation de citoyens musulmans en France est un signe d’intégration ». Dans des carrés à part, vraiment ? Concernant le refus fait par la circulaire au défunt qui en rejoint un autre dans un carré confessionnel, de disposer de son libre choix d’un signe religieux sur sa sépulture ou pas, il l’explique par la volonté de concilier un arbitrage intime au sein des familles « avec le maintien d’une symbolique confessionnelle collective permettant à tous de trouver sa place ». Non, à certains, et pas à d’autres, dont la liberté de conscience s’efface derrière cette logique « confessionnelle collective ». Ce qui constitue une concession autant inacceptable qu’aux conséquences redoutables ! 80 % des défunts musulmans se font enterrer dans leur pays d’origine, ils étaient 95 % en 1997. Monsieur Leschi y voit un progrès : « c’est une façon de retirer à certains États d’origine, appuyés par des courants religieux, la volonté d’utiliser le retour des défunts sur leur sol dans une perspective clientéliste de contrôle. » Mais accorder des carrés musulmans sur lesquels ces mêmes courants religieux peuvent avoir une main en France, celle du communautarisme, n’a rien à envier au contrôle des États d’origine, et peut même le relayer.

Ces carrés confessionnels, ne sont-ils pas, puisqu’entre les mains des maires, un moyen de pression sur eux par ces circulaires elles-mêmes, poussant à une forme de clientélisation allant dans le mauvais sens ? N’est-on pas là, une fois de plus, sur ce mode, qui consiste à se dire "Laissons passer, aménageons et à la fin l’intégration se fera toute seule" ? Ces aménagements, à l’opposé du but recherché, fragilisent par ce double jeu entre loi et circulaires le projet de liberté contenu dans nos institutions, dans la laïcité.

La laïcité des cimetières, un bien précieux qui protège la liberté de tous

Vers quelle société voulons-nous aller, si on laisse ainsi « les droits » prendre le pas sur « le droit » ? Le principe d’égalité face à la mort, étroitement lié à la laïcité des cimetières, est seul à pouvoir garantir d’être inhumé selon un rite religieux ou pas, sans contraintes, et donc, respecte la liberté de conscience. Faire autrement, c’est ouvrir la voie à une logique d’assignation et de communautarisation. C’est aux cultes de s’aménager à la liberté, pas le contraire.

Espérons que le Conseil d’Etat rappelle la loi, le droit, d’une République qui ne voit que des égaux en matière d’exercice des libertés, et non chacun selon son appartenance réelle ou supposée à une communauté religieuse.

Ce serait aussi donner un signe fort à nos concitoyens de confession musulmane qui sont du côté de la liberté, pour renforcer leur lien avec la République.

Le Conseil d’Etat renverra-t-il par sa réponse la question vers le législateur ? La concorde, faut-il s’en convaincre, ne peut venir que du retour sans détour aux valeurs et principes de la République, du respect de la même loi par tous. Il serait temps !

Guylain Chevrier

[1Circulaire du 19 février 2008 : Police des lieux de sépulture : Aménagement des cimetières - Regroupements confessionnels des sépultures https://www.amf.asso.fr/m/document/fichier.php?FTP=AMF_20080303_Ciorculaire_police_des_lieux_de_sepulture_19fevrier2008.pdf&id=8350.

[2A l’exception de l’Alsace-Moselle.

[3"La pratique des carrés confessionnels", La Gazette des communes, publié le 28/04/2008, et "Carrés confessionnels : une gestion bien délicate", La Gazette des communes, publié le 31/10/2016.

[4Jean-Pierre Tricon, avocat au barreau de Marseille, "Cimetières confessionnels et carrés confessionnels", Résonance funéraire, publié le 2 février 2016.

[5Didier Leschi : "L’inhumation de citoyens musulmans en France est un signe d’intégration" (marianne.net , 29 juin 22). Haut fonctionnaire français, spécialiste des questions relatives aux cultes et à la laïcité, il est actuellement directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) et président de l’Institut européen en sciences des religions.



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