Revue de presse

H. Peña-Ruiz : "Une spiritualité multiple, une laïcité unique" (Le Monde, 4 août 16)

Henri Peña-Ruiz, philosophe, Prix de la Laïcité 2014, auteur de "Dictionnaire amoureux de la laïcité" (Plon). 6 août 2016

"On peut définir les options spirituelles comme les convictions librement adoptées par les êtres humains. Confessions religieuses diverses, humanismes athée ou agnostique, libre-pensée sont des figures spirituelles libres, facultatives (optare : choisir). Principe d’organisation politique pour concilier la diversité des convictions et l’unité de leur cadre commun (« ex pluribus unum » – un seul à partir de plusieurs), la laïcité n’a pas à prendre parti pour une option spirituelle plutôt que pour une autre. La République laïque ne règne pas sur les consciences, comme les rois le faisaient à l’époque de l’alliance du trône et de l’autel. Marianne ne privilégie ni la croyance religieuse ni la conviction athée. La neutralité, en l’occurrence, implique l’égalité de traitement, incompatible avec tout privilège public de la religion ou de l’athéisme.

Les principes qui fondent cette neutralité ne sont pas neutres, puisqu’ils consacrent la liberté plutôt que l’oppression, l’égalité plutôt que les privilèges, l’intérêt général au-delà de l’intérêt particulier. Des principes universels en droit, même si, en fait, ils sont bafoués ici et là. Le philosophe anglais Locke (1632-1704) défendait la neutralité d’une façon radicale : la puissance publique n’a pas à imposer ou à privilégier un type de spiritualité souhaitable, ni une conception de la vie bonne. Pour l’État, la neutralité s’incarne donc dans l’abstention qui consiste à n’énoncer aucune norme en matière de conviction spirituelle. L’auteur de la Lettre sur la tolérance et du Traité du gouvernement civil a contredit cette orientation en excluant les « papistes » [les catholiques] et les athées, les uns parce qu’ils seraient selon lui inféodés à une puissance étrangère, les autres parce que, ne croyant pas en Dieu, ils ne pourraient tenir parole ! Passons.

En libérant la sphère privée des individus de toute norme indue, l’abstention de l’État les rend maîtres de leur choix spirituel, mais aussi de leur éthique de vie personnelle, pourvu que soit respectée la loi commune, fondée sur le droit et finalisée par l’intérêt général. Sur le plan spirituel, une telle conception a été le levier de nombreuses émancipations. Elle a mis un terme, entre autres, à la discrimination envers l’athéisme et la franc-maçonnerie. Elle a dépénalisé l’homosexualité. Elle a permis aux femmes de sortir du statut de « deuxième sexe » hérité de la sacralisation religieuse des préjugés propres aux sociétés patriarcales. Elle a aussi fait perdre sa fatalité aux inégalités sociales, longtemps justifiées au nom d’un ordre voulu par Dieu.

Le découplage laïque entre la loi civile commune à tous et la loi religieuse propre à certains n’a pas consisté à combattre les religions comme démarches spirituelles de témoignage. Elle a seulement battu en brèche la propension de certains dignitaires religieux à soumettre l’ordre temporel au nom de dogmes producteurs d’exclusion. L’hérétique au sein de la même religion, le fidèle d’une autre religion, le tenant de l’humanisme athée ou agnostique furent rejetés puis sanctionnés de façon plus ou moins lourde, incluant la mort violente infligée par la théorie des « deux glaives » chère à Bernard de Clairvaux (Saint Bernard).

La laïcité ne peut donc être définie par la seule « sécularisation » entendue comme transfert du pouvoir de régulation de l’Église aux autorités civiles, inscrites dans le siècle. Elle est aussi et surtout émancipation, à comprendre étymologiquement comme sortie du domaine paternel (le mancipium, que le pater familias, le père de famille romain, tenait sous sa main) et plus généralement comme accès à la libre disposition de soi. Séculariser la notion machiste de chef de famille dans le code civil ne pouvait suffire pour émanciper les femmes. Il fallait la supprimer. L’émancipation est symbolisée par le bonnet phrygien de l’esclave affranchi que porte Marianne. La philosophie de l’émancipation laïque radicalise ainsi la liberté puisque chacun devient maître de sa spiritualité, de son mode d’accomplissement et, finalement, du type d’être qu’il fait advenir dans la conduite de son existence. Beau programme, que les opprimés des différentes cultures ont eu et auront encore à réaliser par leurs luttes.

Un exemple illustre cette conception de la liberté ontologique. Tout récemment, la loi du « mariage pour tous » a permis aux êtres qui s’aiment et veulent s’unir durablement de jouir d’un égal traitement juridique et social, quel que soit leur sexe. C’est mal comprendre l’esprit de cette loi que d’y voir la promotion du seul mariage homosexuel. L’idée-force fut tout au contraire d’universaliser le mariage en le dégageant de toute considération partisane. Marianne n’a pas à afficher une préférence pour un type de sexualité. Le « mariage pour tous » ne relève plus des finalités particulières propres au modèle chrétien et patriarcal du mariage hétérosexuel, tourné vers la procréation, et irrévocable. Après la légalisation du divorce et de l’avortement, la création du pacs, le « mariage pour tous » est une nouvelle figure de la laïcisation. Elle n’a pu advenir que par le découplage de la loi civile et de la loi religieuse. Celle-ci a longtemps sacralisé le patriarcat et le machisme qui assignaient la femme au rôle du « deuxième sexe ».

La formule cléricale des « trois K » a résumé cela en Allemagne : « Kinder, Küche und Kirche » (les enfants, la cuisine, l’église). Formule lancée par l’empereur Guillaume II pour codifier le statut des femmes dans une société patriarcale sacralisée par l’Église. Le IIIe Reich ne fut pas en reste, notamment en fixant à quatre le nombre d’enfants idéal et en l’encourageant par une prime versée à chaque naissance. L’Espagne franquiste s’ordonna à la même idéologie. Tout récemment, le Parti populaire de Rajoy a voulu remettre en question le droit à l’interruption volontaire de grossesse, fidèle en cela aux positions traditionnelles de l’Église. Les femmes espagnoles ont mis cette volonté en échec.

Cet universalisme émancipateur de la laïcité ne surgit pas spontanément d’une situation particulière. Il advient par dépassement critique, qu’impulse la « tradition des opprimés » chère à Walter Benjamin. Le cadre laïque ne se définit pas par référence aux religions existantes, mais pour assurer la coexistence de toutes les options spirituelles réelles ou possibles, présentes ou à venir. Consulté par Régis Debray en 2001 alors qu’il préparait son étude sur l’enseignement du fait religieux pour le ministre Jack Lang, je lui ai proposé une formulation, qu’il cita dans son rapport : « La laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, elle est ce qui rend possible leur coexistence, car ce qui est commun en droit à tous les hommes doit avoir le pas sur ce qui les sépare en fait » (lettre à Régis Debray du 10 octobre 2001). Je lui ai fait remarquer que ce qui doit être enseigné en matière de spiritualité ne saurait se réduire au « fait religieux », sauf à bafouer l’égalité par une discrimination (ibidem). Une place doit être faite aux humanismes athée et agnostique. Diderot et Camus, D’Holbach et Sartre font partie du champ spirituel que recouvrait naguère l’enseignement des « humanités ». La déshérence de cet enseignement, voulue par un certain pédagogisme, est responsable de l’inculture si souvent évoquée en matière de spiritualité.

Une question vive. Est-il possible pour les tenants des diverses religions d’accepter que leurs convictions n’engagent qu’eux-mêmes et ne jouissent d’aucun traitement de faveur ? Oui, si on considère que cette assignation à la sphère privée ne constitue nullement une négation de la dimension collective des religions ni de leur possibilité de participer au débat démocratique. Elle vise à délimiter le champ d’affirmation de ce qui est propre à certains et de ce qui est commun à tous. En quoi cette ligne de démarcation peut-elle déranger les croyants s’ils ne demandent plus d’égards particuliers pour leur religion ? L’abrogation du concordat d’Alsace-Moselle et de la loi Debré, qui assure le financement public d’écoles privées religieuses, est voulue par les catholiques de Nous sommes aussi l’Eglise (NSAE) et des Chrétiens pour une école dégagée de l’enseignement confessionnel (Cedec), exemplaires laïcs-laïques. Quant aux athées, ils ne demandent que l’égalité de droits.

On peut donc assumer son option spirituelle sans vouloir pour elle de privilèges publics. Le spécialiste de la laïcité Philippe Portier, de l’École pratique des hautes études, les demande en militant pour une « laïcité de reconnaissance », cercle carré qui rétablirait le régime des cultes reconnus aboli en 1905. L’historien de la laïcité Jean Baubérot fait de même en militant pour des « accommodements raisonnables » du principe de laïcité et en posant comme allant de soi une « laïcité concordataire », nouveau cercle carré, car les privilèges concordataires contredisent l’égalité inscrite dans la laïcité.

Bref, il n’y a pas plusieurs laïcités, mais il y a bien plusieurs spiritualités. Le triptyque laïque les unit par la liberté de conscience, l’égalité sans distinction d’option spirituelle et l’universalité du bien commun à tous en deçà des différences, ou, si l’on veut, au-delà d’elles."

Lire « La laïcité ne se définit pas par référence aux religions, mais pour assurer leur coexistence ».



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